"D'habitude,
la rentrée littéraire est mon fonds de commerce. J'en fais
mes choux gras : je la critique, je m'en moque, je la compare à
une course de chevaux, un tiercé minable dont les auteurs seraient
les tocards ou les outsiders...
L'embêtant, c'est que je publie un roman en septembre prochain.
Me voilà donc coincé, transformé en pouliche de luxe
ou en bel étalon, forcé de courir le steeple-chase du PMU
de Saint-Germain des Prés.
D'une certaine façon, je l'ai bien cherché. D'une autre,
cela va nous permettre de bien rigoler. Ne vous inquiétez pas, je
prends des notes et je vous raconterai tout. Je ne sais pas si je suis
le bon cheval mais en tout cas je serai celui qui a enlevé ses oeillères."
Frédéric Beigbeder
Interviews:
Interview réalisée par Sylvain Monier début
mars 2000 :
Frédéric Beigbeder
:
« Tout est provisoire sauf moi… »
(chapô). Il a l’air snob, frivole et dilettante.
Pourtant Frédéric Beigbeder multiplie les activités.
Critique littéraire pour Voici Lire et Rive droite rive gauche,
concepteur-rédacteur pour des agences de publicité, chroniqueur
mondain pour la presse magazine…. A 35 ans et bientôt 5 livres au
compteur, ce dandy un brin cuistre qui mélange subtilement arrogance
et autodénigrement passe pour beaucoup, comme le meilleur écrivain
de sa génération. Frédéric Beigbeder ou la
fausse futilité. (fin chapô)
Sur quel livre travaillez-vous en ce moment ?
Frédéric Beigbeder : Je travaille actuellement
sur mon prochain roman qui paraîtra à la rentrée. Ça
va s’appeler « 99 F. ». C’est un livre qui retrace mon expérience
dans monde de la publicité. Il me reste à faire le début
et la fin. Cela fait une semaine que je suis dessus, et j’ai un peu de
mal à me concentrer… Je suis capable de refaire vingt fois la même
phrase. Pour couronner le tout, j’ai tendance à pas mal boire quand
j’écris. Du coup, je suis un peu fatigué.
Quel est la première phrase de votre roman ?
« Tout est provisoire ».
Et la dernière ?
Je ne sais pas trop encore. Peut être « Tout
est provisoire, sauf moi. »
Vous considérez-vous comme un écrivain
?
Je ne me permettrai pas de dire cela. Je pense être
surtout un témoin de mon époque.
Votre roman sort chez Grasset en septembre, vous visez
les prix littéraires ?
Mon éditeur aimerait beaucoup. Mais comme j’ai
flingué la plupart des membres des jurys sauf François Nourrissier,
dans Voici ou à la télé à mon avis ça
va être très compromis. De toute façon, les prix littéraires
récompensent toujours de mauvais livres à part peut être
Jean Echenoz l’année dernière ou le mien l’année prochaine.
A part cela ils ont quand même raté Céline en 1932,
et ils se sont ridiculisés en ignorant Michel Houellbecq en 1998.
Mais s’ils me donnent un prix, je serai le premier à chanter leurs
louanges.
Dans votre premier roman « Journal d’un jeune homme
dérangé », vous vous présentez comme quelqu’un
de volontairement futile et noceur…
A l’époque je me prenais pour Antoine Blondin,
mon écrivain préféré. Je faisais beaucoup de
jeux de mots. Et en plus j’écrivais ce livre enfermé dans
les locaux des éditions de la Table ronde. Ce livre retrace l’époque
où à Sciences po, j’avais crée le « caca’s club
» avec des amis. On organisait beaucoup de soirées et c’est
vrai qu’on s’amusait énormément. Plus particulièrement,
ce roman décrit les grandes difficultés d’un fêtard
amoureux, qui choisit la nuit plutôt qu’une vie de famille
toute tracée.
Vous enfoncez le clou avec votre deuxième livre
« Vacances dans le coma », dont l’action se situe entièrement
dans une boîte de nuit…
Je voulais écrire quelque chose d’expérimental.
Un récit qui commence à 7h du soir dans une boîte et
qui se termine à 7 h du matin dans le même endroit. A l’époque
j’étais chroniqueurs mondains pour des magazines comme Vogue ou
Cosmo. J’ai écrit ce livre pour me débarrasser de la nuit
et de mon image de fêtard superficiel et impertinent.
La fête, c’est quelque chose d’important pour vous
?
Absolument. C’est pendant un fête que l’on rencontre
la plupart du temps la femme de sa vie. La première cuite, la première
prise de drogue des épisodes de la vie d’un homme que je considère
comme importants se font pendant des fêtes. On y vit des joies
naturelles ou artificielles certes mais des joies quand même. Je
n’ai absolument pas honte de ce passé. Contrairement à mes
parents ou mes grands parents je n’ai pas vécu de guerres ou de
mai 68. Ma génération est assez gâtée. La seule
guerre que j’ai vécu c’est celle de la cocaïne. Comme le dit
l’écrivain Jay Mc Inerney « We have been throug the cocaïne
war… » (nous avons traversé la guerre de la cocaïne).
Cette image de mondain vous a gêné?
Ce qui me gêne, c’est entendre dire qu’un mondain
ne peut pas être écrivain. Pourtant Proust, Stendhal, Cocteau
ou Scott Fitzgerald étaient de grands mondains. Par ailleurs j’ai
horreur des gens qui prennent des poses d’écrivains tortutés
comme Christine Angot par exemple. Ceux-là je les laisse à
Libération et consorts…
Avez-vous changé depuis ?
Forcément, en dix ans je me suis marié et
j’ai eu un enfant…
Dans votre troisième roman, « L’amour dure
trois ans », vous racontez de façon assez impudique votre
rupture sentimentale. Est-ce que c’était dur à relater ?
Les deux premiers romans m’ont permis de me débarrasser
du monde de la nuit. Avec « L’amour dure trois ans », je voulais
évacuer mon divorce. Cette impudeur permettait de toucher des gens
qui avait vécu la même expérience. Un divorce c’est
toujours un échec assez douloureux. Quand je me suis marié,
j’étais parti pour faire comme mon père : l’ENA, un bon mariage…
Bref devenir un notable. Au lieu de cela je me suis lancé dans des
activités que mes parents considéraient comme « pas
sérieuses ». Pourtant chroniqueur mondain, c’est vachement
sérieux comme métier ! Ecrire les légendes de photos
de célébrités c’est très fatigant, il faut
pas se planter ! Plus sérieusement, ce livre c’était un peu
une auto-analyse pour mieux repartir et changer de direction à ma
vie.
En tant que chroniqueur littéraire vous avez souvent
la dent dure. Or vous écrivez également des livres. Vous
ne trouvez pas que cette attitude soit contradictoire ?
Pas du tout. Tous les écrivains ont été
un jour chroniqueurs littéraires. La littérature est un art
en danger. Ce monde ne concerne que 1000 personnes. Alors on s’aime on
se déteste, on le fait savoir par des livres ou des articles… Je
trouve cela très sain au contraire. Cela donne de la vie à
un art qui devient moribond. Je déteste les renvois d’ascenseurs.
Il faut dénicher et dénoncer les imposteurs. Philippe Labro
n’est pas un écrivain. Et pourtant on a pu voir bon nombre d’articles
élogieux sur sa dernière « œuvre » dans la presse.
C’est ce genre de comportement qui tue la littérature, pas le mien.
Vous devez avoir pas mal d’ennemis dans le milieu ?
Pas tellement dans le milieu littéraire. Par contre
chez les journalistes qui se prennent pour des écrivains certainement.
Daniel Rondeau de L’Express a écrit un bouquin pathétique
sur Johnny. Je me suis moqué de lui et ce monsieur a menacé
de me casser la figure. Pareil pour Alain Rémond. J’ai éreinté
sa nunucherie à la poêle au « Masque et la plume ».
A mon avis, je vais me faire descendre dans Télérama
quand mon prochain roman sortira . Mais je m’en fiche. Au contraire, c’est
un honneur de se faire éreinter dans Télérama !
Frédéric
Beigbeder a connu l'essentiel
dans une vie : les boîtes de nuit et ses
"soirées mousse", le name-dropping pour
une multitude de rédactions, etc. Entre deux
canapés copieusement garnis, il écrit des
romans. Le dernier en date a retenu notre
attention.
Quels sentiments vous inspirent ce que l'on appelle
communément la "rentrée" littéraire ?
D'habitude je la commente, j'en fais mes choux
gras, je m'en moque et j'en profite bien. La course
aux prix est une sorte de tiercé littéraire, de PMU
où les auteurs deviennent étalons, outsiders ou
tocards. Mais cette année, je fais partie de la
compétition puisque mon éditeur a souhaité publier
mon roman, 99 Francs, en septembre 2000. Me
voilà donc transformé en pouliche de luxe, ce qui
n'est pas désagréable, à condition de retirer ses
œillères.
Pouvez-vous vous dégager des hiérarchies toutes
faites qu'impose l'époque, et de son conformisme ?
Il y a longtemps que j'ai renoncé à toute ambition
"hiérarchique", tout "plan de carrière". Je préfère
créer moi-même de nouvelles hiérarchies : les
chômeurs sont supérieurs aux travailleurs, les
pauvres sont plus élégants que les riches, les
écrivains maudits sont plus enviables que les
académiciens, etc. Quant à critiquer le
conformisme, c'est mon fonds de commerce, mais
attention : il existe aussi un conformisme de
l'anticonformisme, et le politiquement incorrect est
en passe de devenir aussi banal et prévisible que le
politiquement correct. Bref, il faut dire ce qu'on
pense, sans censure ni prudence ; sinon c'est trop
compliqué –donc ennuyeux.
Face
à l'écriture institutionnalisée, publicitaire,
pensez-vous pouvoir exercer une pensée
individuelle ?
La réponse à cette question fait 300 pages et
s'intitule 99 Francs, en vente partout. Je sais que
cette réponse a l'air facile mais je suis sincère. Le
livre que j'ai écrit depuis trois ans n'a pour seul but
que de résister à la dictature publicitaire.
Propos recueillis par Benoît Laudier (Chronicart)
Meurtre au Fumoir
Entretien avec Frédéric Beigbeder
Le Fumoir, vendredi, 19 heures 30. Devant quelques verres d'eau - ou plus
vraisemblablement de vodka -, Frédéric Beigbeder (prononcé
"é" à la fin) regarde les jolies filles. Ni tics ni comportement
suicidaire ne l'habitent.
Est-il aussi normal qu'il fait semblant de le paraître. Le déjanté
de
Vacances dans le coma, Mémoires d'un homme dérangé,
L'amour dure trois ans et Nouvelles sous esctasy, le publicitaire véreux
à l'imagination fertile, l'infâme critique littéraire
de Voici et du Figaro Littéraire, l'animateur sournois de Post-nonante
sur Canal Jimmy nous donne son humble avis sur la drogue, la drague et
plein de gens connus : son ex-épouse, Guillaume Durand, leur fils,
Edouard Baer et lui-même ( 1/ Portait, c. Prisma Presse, Voici, 1999).
Qu'as-tu fait de plus sans-gêne dans ta vie ?
Aurais-tu la bonté d'articuler quand tu parles ? De plus sans-gêne
? Il y a une dizaine d'années, j'ai bu dans la chaussure de
Yannou Collard, une attaché de presse que je ne connaissais pas.
Elle est à l'origine de ma réputation de sale connard et
me déteste depuis ce jour. Ce n'est pas très sans-gêne,
mais les questions pour lesquelles il faut réfléchir me sont
pénibles. Tu ne peux pas me les donner et je te rappelle.
(Rire nerveux) Une question plus facile : es-tu toujours saoul pendant
les interviews ?
Non, mais je devrais. Etre raide ça aide.
On t'a vu récemment chez Castel hurler " Donnez-moi des drogues
dures ! "
(Méchamment) Et alors ?
Si je te mets devant un dilemme affreux : pas d'alcool ou une pénurie
définitive de drogue, que
choisis-tu ?
Je ne pourrais pas renoncer à l'alcool. Il n'y a rien de pire
que d'aller dans un dîner, une sauterie, un vernissage ou une corrida
sans boire d'alcool. (De plus en plus vite). Oui, je suis alcoolique depuis
le 12 août 1985 ; je me suis aperçu ce jour-là que
privé d'alcool je m'ennuyais. J'ai eu soudain un flash, comme André
Frossard qui a rencontré Dieu, je ne pouvais pas supporter les conversations
de mes amis sans être ivre mort.
Tu es avec la même fille depuis quatre ans. Est-ce bien raisonnable
?
Non, c'est un miracle in-ad-miss-ible. Je la trompe énormément
par la pensée, mais pas dans la réalité. Il en est
de même pour les hommes, j'aimerais bien mais je ne m'y résous
pas. Je n'ose ni sauter le pas ni les mecs.
Tu travailles dans une boîte de pub. Est-ce un travail alimentaire
?
J'aime bien la phrase de Jacques Laurent quand il écrivit Caroline
chérie : je suis mon propre mécène. Il est plaisant
d'avoir une sorte d'ubiquité, un métier qui sert à
financer mes hobbies, les émissions sur lecâble que personne
ne voit et l'écriture de romans que personne n'achète.
L'amour dure trois ans n'a-t-il pas eu du succès ? !
Si. Accidentellement, à cause du titre et du thème de
l'amour - plus vendeur que les boîtes de nuit -,
il s'est plus ou moins bien vendu ? A tort puisque c'est mon moins
bon livre.
Est-ce ton avis ?
Non, c'est le tien.
(Soupir) Je te rappelle que nous sommes censés ne pas nous connaître.
J'ai horreur des interviews où les gens ne se connaissent pas.
L'intérêt d'une interview est d'être subjective,snob
et d'exclure entièrement le lecteur.
Pourquoi es-tu mythique ?
Je ne sais pas, c'est toi qui le dis . (Suspicieux). Est-ce une question
préparée ?
Non. Où veux-tu en venir avec Nouvelles sous escatsy ?
L'idée était de publier quelque chose de tellement violent
sur la publicité - qui est le métier du monde
à la fois crétin et puissant - que je sois licencié
avec d'énormes indemnités qui serviront à financer
mes
œuvres.
Après la parution de L'amour dure trois ans, ta fiancée
ne t'as pas quitté, après Nouvelles sous
escatsy tu n'as pas été licencié alors permets-moi
de douter de tes ambtions.
Ces deux romans ont le même but : me faire virer (content de
lui). Toute l'histoire de ma vie est de me fixerd'énormes objectifs
sans y parvenir. Puis-je te poser une question ? Veux-tu coucher avec moi
?
D'accord mais pourquoi ?
Dans un interview il est important que, parfois l'arroseur devienne
l'arrosé.
(Trempé) Dans tes critiques littéraires, tu éreintes
systématiquement les stars et encenses les
toquards. Est-ce un principe ?
L'esprit de contradiction est un principe qui guide mon existence.
Etre contre l'avis de la majorité est assez idiot, j'en conviens,
mais oblige à des exercices intellectuels de très haute volée
et permet de me faire remarquer. J'ai toujours essayé d'attirer
l'attention sur moi. Les écrivains que j'aime bien - Oscar Wilde,
Jules Renard - cultivaient un certain goût du paradoxe. Si tout le
monde pense que le dernier Kundera est mauvais, il est intéressant
de le défendre. Il est bien de défendre les gens qui sont
au plus bas et de descendre ceux qui sont au plus haut.
Même lorsque tu ne le penses pas ?
J'aime cette phrase d'Alfred de Vigny : "Je suis rarement de mon avis".
A fortiori de celui des autres.
(Agaçée) Tu fais comme le personnage de Grève
Party, tu cites tout le temps.
J'ai cette tendance luchinienne, à la fois prétentieuse
et rassurante. Ce que je pense est cautionné par
la signature d'un auteur prestigieux et en même temps un moyen
de crâner dans les dîners en ville.
La littérature sert à faire des phrases, contrairement
à ce que pensent Jean Rouaud, Katherine Pancol,
Madeleine Chapsal ou Marie-France Pisier.
(Furieuse) Tu ne cites que des femmes. Serais-tu, outre les défauts
monstrueux que tu as déjà, macho ?
Jean Rouaud est une femme, tu as raison. Beaucoup d'auteurs pensent
qu'il faut écrire une histoire ou
du charabia pour avoir l'air moderne. Moi, je pense qu'il faut faire
une phrase avec un sujet, un verbe et un complément.
Es-tu énervé que ton ex-épouse ait eu un enfant
de Guillaume Durand ?
Joseph Durand (silence respectueux). Tout le monde me demande si ça
m'énerve. Pas du tout. (Content) Il est bien qu'elle ait enfin trouvé
le bonheur avec quelqu'un d'autre que moi.
Ton ami Edouard Baer travaille avec Guillaume Durand. Tu n'es toujours
pas énervé ?
Demander à quelqu'un s'il est énervé par son successeur
soit bourgeois. Je prends comme un hommage
et un compliment qu'un garçon tombe amoureux de la même
femme que moi. Le type qui n'a pas envie deme voler ma fiancée est
un traître, celui qui couche avec elle m'honore. Tu prends un air
consterné. N'est-cepas logique ?
Qui est le plus drôle entre toi et Edouard Baer ?
(Lucide) Pas de compétition avec les génies. Je le connais
depuis quinze ans et j'ai su en une
demi-seconde que je ne serais jamais à sa hauteur. Notre amitié
s'est construite sur cette base.
Il pense la même chose que toi ?
Je crois qu'il pense l'inverse.
Tu as la réputation d'être un écrivain mondain.
En es-tu satisfait ?
(Assez fort pour que les quatre vingt personnes qui nous entourent
se retournent). Ce qu'on te reproche,
cultive-le, c'est toi, disait Jean Cocteau. Il ne faut pas fuir les
étiquettes. " Ecrivain mondain " est une
étiquette collée à Paul Morand, Oscar Wilde, Truman
Capote, Marcel Proust, Francis Scott Fitzgerald.
Quelle agréable compagnie, je suis ravi. (Frétillant)
Les " boys band " qui écrivent dans Perpendiculaire
m'ont traité d'écrivain mondain. Je préfère
ressembler à un écrivain mondain plutôt qu'à
ce qu'ils écrivent.
N'oublions pas qu'André Gide le directeur de la NRF, a refusé
le manuscrit d'A la recherche du temps perdu
en qualifiant Marcel Proust d'écrivain mondain ;
Quel est ton livre préféré ?
Le Journal de Jules Renard
Non, ton livre préféré écrit par toi
?
Le prochain ou le dernier. Je ne suis jamais très content de
moi et ce n'est pas de la fausse modestie.
J'ai envie de galocher la journaliste. (s'adressant au magnétophone)
Il galoche la journaliste . (Se tournant vers la serveuse affolée)
Mademoiselle, une cinquième vodka et une deuxième margaritha
pour la journaliste, s'il vous plaît. Elle n'en veut pas ? (Menaçant)
Je boirai donc les deux verres.
Que va dire ta fiancée lorsqu'elle lira l'interview ?
Que pourrait-elle dire? Y a-t-il quelque chose qui puisse l'agacer
?
-
Emmanuel CARON interviewe FB pour Auteurs.net
14/09/2000
-
Le métier de journaliste littéraire sur
-
le net devient périlleux. C'est au
-
Flore - soufflé par deux bombes dans
-
Glamorama, le dernier roman de Bret
-
Easton Ellis, également envahi par
-
une meute de pauvres en colère dans
-
l'une des Nouvelles sous ecstasy de
-
Frédéric Beigbeder - que je dois
-
rencontrer ce dernier. Muni de 99
-
Francs, j'espère pouvoir l'inviter.
-
auteurs.net : Comment percevez-vous
-
votre rentrée littéraire et surtout ce
-
côté "tout le monde en parle" ?
-
Frédéric Beigbeder : Il y a une chose
-
énervante : les gens me reprochent
-
que l’on parle trop de mon livre,
-
comme si c’était moi qui contrôlait la
-
presse en France. Il est évident que je
-
n’y suis pour rien. J’ai publié un livre
-
qui touche peut-être à un problème de
-
société, mais en aucun cas je n’avais
-
prévu un tel déferlement et surtout un
-
tel succès de librairie. Jusqu’alors mes
-
livres précédents se vendaient autour
-
des 10 000 exemplaires, et là, on me
-
dit chez Grasset, ma maison d’édition,
-
que les ventes de 99 Francs, se
-
situent autour des 100 000.
-
auteurs.net : Mais ça aide d’être
-
critique littéraire à Voici, à Elle, à Paris
-
Première ?
-
Frédéric Beigbeder : Oui, bien sûr, il
-
faut être lucide. Le fait d’être critique
-
littéraire donne un pouvoir et suscite
-
l'intérêt des confrères. Mais tous les
-
gens qui sont critiques et qui publient
-
des romans n’ont pas eu un tel
-
déferlement. C’est que probablement
-
mon livre touche autrement les
-
Français, bien que je sois le plus mal
-
placé, en tant qu’auteur, à pouvoir
-
analyser ce qui pousse les gens à
-
s’intéresser à ce livre. Pour être franc,
-
j’ai écrit ce livre pour me moquer du
-
marketing. Je l’ai volontairement
-
intitulé 99 Francs et j’ai volontairement
-
lancé une campagne de teasing dès
-
cet été pour me foutre de la gueule de
-
ce système là. Mais les techniques de
-
la publicité sont des armes tellement
-
puissantes qu’elles ont fonctionné.
-
Résultat, je me suis transformé en
-
savonnette.
-
auteurs.net : N’y a-t-il pourtant rien
-
d’agréable à pouvoir écrire, rédiger des
-
slogans publicitaires - des titres - en 4
-
par 3 dans la rue, pour la télé, dans le
-
métro, visibles par tous, comme en
-
son temps Robert Desnos l’avait fait
-
pour la radio ?
-
Frédéric Beigbeder : C’est vrai, dans
-
99 Francs, je crache dans la soupe.
-
Mais je ne renie pas le métier de
-
publicitaire. Il m’a appris à aimer les
-
phrases courtes, les formules, les
-
aphorismes. Beaucoup d’auteurs ont
-
commencé à travailler pour la publicité.
-
Je pense surtout aux auteurs
-
américains ou anglais comme
-
Raymond Carver, Don deLillo, Salman
-
Rushdie ou David Goodis qui comme
-
moi a été employé chez Young et
-
Rubicam, mais aux Etats-Unis.
-
Simplement, pour moi, au bout de dix
-
ans de travail en tant que
-
concepteur-rédacteur je me suis
-
aperçu
-
qu’on-ne-peut-pas-discuter-avec-des-marchands.
-
Le fait d’avoir été viré, sans indemnité,
-
est malgré tout une bonne nouvelle :
-
j’ai choisi mon camp, celui des
-
artistes.
-
auteurs.net : 99 Francs est un procès
-
à charge contre les publicitaires (leur
-
manière de parler, de travailler, leur
-
idéologie) que vous considérez comme
-
des nazis. Vous y croyez comme
-
L’Amour dure trois ans ?
-
Frédéric Beigbeder : Il ne faut pas
-
confondre l’auteur et le narrateur.
-
Octave Parango n’est pas moi. Il prend
-
4 grammes de cocaïne par jour, il pète
-
les plombs, il voit des nazis partout. Il
-
est dans un état de paranoïa aiguë. Il
-
est aussi schizophrène car il est
-
révolté et en même temps complice du
-
monde dans lequel il évolue. J’ai, bien
-
entendu, totalement exagéré. Partout
-
où il va, il a l’impression d’être dans
-
des architectures à la Albert Speer
-
(architecte du IIIe reich ndlr), de voir
-
des films publicitaires comme s’ils
-
avaient été réalisés par Leni
-
Riefenstahl (réalisatrice des Dieux du
-
stade, un film à la gloire des jeux de
-
Berlin de 1936 ndlr). En revanche, je
-
suis d’accord avec Octave pour dire
-
qu’historiquement, ce sont les nazis
-
qui ont les premiers utilisé d’une
-
manière rationnelle et intensive la
-
propagande avec le résultat unique que
-
l’on connait. Ils ont transformé un
-
peuple entier en tueurs, en criminels.
-
Evidemment aujourd’hui Adidas n’est
-
pas Auschwitz. Mais la publicité est
-
une technique d’intoxication qui est
-
dangereuse. C’est pour cela que j’ai
-
rapproché les devises de Procter and
-
Gamble "Ne prenez pas les gens pour
-
des cons, mais n’oubliez pas qu’ils le
-
sont" avec les phrases de Goebbels
-
"plus un mensonge est gros plus il
-
passe". Pour moi, le mépris des êtres
-
humains commence là. La publicité
-
peut conduire à la mort de milliers de
-
nourrissons comme lors du scandale
-
Nestlé (cf. p. 77 de 99 Francs "[...] les
-
campagnes publicitaires de Nestlé
-
pour fourguer du lait en poudre aux
-
nourrissons du Tiers Monde ont
-
entraîné des milliers de morts (les
-
parents mélangeant le produit avec de
-
l'eau non potable.)") Ce n’est pas un
-
sujet anodin. C’est peut-être pour cela
-
que le livre marche.
-
auteurs.net : Le roman comme dernier
-
espace de liberté, non encore
-
phagocyté par la pub, comme la
-
presse ou la télévision...
-
Frédéric Beigbeder : Oui,
-
exactement, car il n’y a pas de pub
-
dans le roman. On se demandait à
-
quoi servait la littérature puisqu’il y
-
avait le cinéma pour raconter des
-
histoires. Donc le roman n’est pas là
-
uniquement pour raconter des
-
histoires. Ce qui est intéressant dans
-
un roman, c’est cette liberté : on peut
-
mettre de l’humour, de la satire, du
-
reportage. J’adore les romans de
-
Hunter S.Thompson. Si 99 Francs
-
n’avait été qu’un pamphlet il n’aurait
-
intéressé que les gens de la
-
profession. Mais cette liberté est elle
-
même bridée. Il y a des tentatives de
-
censure judiciaire pour dompter le
-
roman : Les Particules élémentaires
-
de Michel Houellebecq ou le dernier
-
livre de Marc Weitzmann en sont des
-
exemples récents.
-
auteurs.net : 99 Francs peut-il être
-
censuré ?
-
Frédéric Beigbeder : Juridiquement il
-
est attaquable, mais les marques que
-
je cite ont délibérément choisi de
-
l’ignorer pour ne pas davantage lui faire
-
de pub. Mais je crois comme Michel
-
Houellebecq que l’on est entré pour
-
quelques temps dans un état de
-
guerre. Si mon livre peut mettre
-
quelque chose en lumière, c’est bien
-
ce clivage avec les marchands d’un
-
côté et les artistes, les esprits libres,
-
de l’autre.
-
auteurs.net : Justement Michel
-
Houellebecq, dans un texte paru dans
-
Le Nouvel Obs (31 août 2000) et
-
consultable sur le site
-
http://beigbeder.fr.fm parle à
propos de
-
votre licenciement et de votre livre
-
"d’autofiction prospective". Il ajoute :
-
"ce livre fonctionne comme un
-
dispositif expérimental : on décrit une
-
situation proche de la vie réelle,
-
incluant l’écriture d’un livre, on essaie
-
de savoir comment elle peut évoluer
-
[...] C’est ainsi que progressent les
-
sciences sociales." Cette analyse
-
"scientifique" de Houellebecq
-
rejoint-elle vos préoccupations
-
littéraires ?
-
Frédéric Beigbeder : Je m’intéresse
-
à l’autobiographie depuis toujours. Sur
-
le plan de la théorie littéraire, je suis
-
très honoré par ce que Michel
-
Houellebecq écrit, mais, en même
-
temps, je suis plus partisan de la
-
pratique que de la théorie. A posteriori
-
on analyse souvent les œuvres en y
-
mettant des schémas très complexes.
-
Mais en attendant, la création, c’est un
-
type tout seul devant son traitement de
-
texte et toutes les théories du monde
-
ne pourront expliquer ce qui se
-
passe… Pour moi, c’est avant tout un
-
livre de colère d’abord, de quelqu’un
-
qui n’en peut plus, qui se venge, qui dit
-
adieu à une profession, qui cafte, c’est
-
un livre de rapporteur.
-
auteurs.net : La forme du roman est
-
tout de même particulière. A chaque
-
chapitre correspond un pronom
-
personnel.
-
Avez-vous relu le livre de
-
Jay Mac Inerney Bright Lights, Big City
-
qui était à la deuxième personne du
-
singulier ?
-
Frédéric Beigbeder : Oui, je l’ai lu,
-
mais la construction du roman est à
-
chercher dans les jeux oulipiens.
-
J’aime beaucoup quand Perec dit "La
-
contrainte, ça sert à faciliter la
-
racontouze." Je crois que lorsque l’on
-
écrit il faut se fixer quelques
-
contraintes parce que ça aide à
-
travailler. C’est amusant de se forcer.
-
Mais je n’y suis pas arrivé totalement.
-
Il y a du "il" dans le chapitre à la
-
seconde personne, du "je" dans le
-
dernier chapitre à la troisième
-
personne du pluriel. C’est amusant :
-
ça démarre comme une autobiographie
-
"je", jusqu’au moment où une distance
-
se crée parce qu'Octave est tellement
-
drogué qu’il parle à la seconde
-
personne, il se regarde vivre. Comme
-
dans le livre de Jay Mac Inerney Bright
-
lights, big city, j’ai utilisé le "tu". Puis
-
on passe à un chapitre plus
-
"romanesque" donc j’ai opté pour la
-
troisième personne du singulier, genre
-
romanesque par excellence. Ensuite à
-
Miami, avec la scène du meurtre
-
collectif, la première personne du
-
pluriel me semblait appropriée, on peut
-
tourner autour. Dans le chapitre sur la
-
remise des prix à Cannes, le "vous"
-
s’est imposé. Ca englobe le lecteur, on
-
s’adresse à lui, c’est toujours agréable
-
d'apostropher le lecteur. Il ne faut pas
-
que le lecteur se sente rassuré en
-
lisant un livre - simplement - un livre,
-
car quoiqu’il fasse "vous en faites
-
partie, dans le fond du livre." Enfin
-
dans le dernier chapitre, je me suis
-
amusé de l’homophonie du lieu, une île
-
avec la troisième personne du pluriel
-
"ils", de plus c’est le chapitre le plus
-
fictionnel, complètement romanesque,
-
onirique. C’est sûr on peut analyser
-
cela comme ça, mais beaucoup de
-
choses tiennent du hasard.
-
auteurs.net : Mais pourquoi l’omission
-
du pronom personnel "elle" ?
-
Frédéric Beigbeder : Parce qu’en
-
grammaire, le "il" englobe, absorbe le
-
"elle". Donc, quand j’emploie le "il",
-
cela ne veut pas dire que je suis
-
macho mais cela me permet de faire
-
des généralités. Mais j’aurais pu, c’est
-
vrai, écrire un septième chapitre.
-
auteurs.net : Quand ? Car on se
-
demande quand vous trouvez le temps
-
d’écrire des romans (99 Francs a été
-
écrit entre 1997 et 2000) face aux
-
diverses activités extra-littéraires
-
auxquelles vous participez ?
-
Frédéric Beigbeder : C’est juste.
-
Pour ce livre j’ai pris toutes mes
-
vacances été comme hiver, mes
-
week-ends depuis trois ans. Le reste
-
du temps, effectivement, je faisais
-
Voici, Paris Première, mon travail de
-
publicitaire. Mais on critique souvent
-
les écrivains qui sont critiques
-
littéraires, mais moi, ça m’intéresse de
-
lire ce qui sort. Je crois que tout le
-
monde devrait faire cela : on aurait
-
moins de Max Gallo et plus de romans
-
contemporains. Un des gros défauts
-
des écrivains français contemporains
-
est qu’ils ne sont pas très curieux de
-
ce qui s’écrit autour d’eux. C’est sûr
-
que moi je défends dans mes
-
chroniques des auteurs comme Bret
-
Easton Ellis, Michel Houellebecq,
-
Hunter S. Thompson, Vincent Ravalec.
-
Je ne peux pas faire totalement
-
l’inverse lorsque je publie le mien. Il est
-
influencé par ce qui se fait de plus
-
pointu dans ce genre là.
-
-
Fiction ou pamphlet ?
-
interview piquée sur 00H00.com
00h00.com : Le titre de votre livre, c'est son prix...99 francs pour
l'édition papier et 69 francs pour l'édition numérique
?
Frédéric Beigbeder : Oui, c'est mon prix. Je suis la
prostituée la moins chère d'Europe. Parce que normalement
pour 99 francs, tu n'as plus rien. Et chez moi, pour 99 francs, on a 280
pages. C'est quand même un bon rapport qualité-prix, non ?
(rires)
00h00.com : Après dix années d'exercice stylistique,
vous écrivez un livre pour en finir avec le métier de «
pubman » - rédacteur publicitaire, plus concrètement,
pour vous faire virer, vous êtes donc comme le héros de votre
roman 99 francs un pécheur qui se repent mais quelle est la part
entre fiction et pamphlet ?
Frédéric Beigbeder : Moitié-moitié. Mon
idée est que le roman doit décrire le monde dans lequel nous
sommes car comme disait Stendhal, le roman est un miroir qui se promène
le long des chemins, pour moi c'est le long des couloirs d'une agence de
pub. Le but de ce livre est de décrire la réalité,
on est donc obligé de basculer tantôt dans l'essai, tantôt
dans la fiction, et tantôt aussi dans l'autobiographie. Octave veut
être viré, moi aussi , et d'ailleurs cela m'est arrivé
il y a un mois et demi, à une différence près : Octave
voulait être viré avec plein d'indemnités et moi j'ai
été viré pour faute grave donc avec pas un rond (rires).
Cela m'intéresse de mélanger tout cela, de faire un livre
qui soit à la fois un roman satirique mais aussi un reportage, le
reportage d'un agent secret, d'un espion ou d'un traître. Je pense
que l'écrivain est peut-être aujourd'hui plus que jamais obligé
d'être un traître.
00h00.com : Et selon vous, cela donne plus de force à ce que
vous dénoncez - c'est -à-dire à l'univers de la publicité
- de l'avoir traité sous la forme d'un roman plutôt que sous
la forme d'un essai ?
Frédéric Beigbeder : Oui, parce que l'humour est une
arme. L'essai est souvent limité à un certain sujet tandis
que là je peux élargir, je peux décrire à la
fois le monde de la mode, de la publicité, expliquer en quoi la
publicité gouverne le monde à travers la télévision,
la presse, le cinéma aussi. Si vous voulez, l'avantage du roman,
c'est que c'est beaucoup plus libre qu'un essai. Et puis dans un essai,
on est obligé de ne dire que des choses vraies alors que là,
je mélange le vrai et le faux. Même si les trois quarts du
livre sont vrais, les passages qui ont l'air les plus bizarres sont malheureusement
les plus vrais. En fait, le roman est un moteur à explosion. Ce
livre est une vengeance, un défouloir. J'ai vécu la pub comme
un rêve amusant au début, et puis c'est très vite devenu
un cauchemar humiliant, je n'arrêtais pas d'être confronté
à des gens qui me disaient « c'est moi qui paye donc
j'ai raison ». Au bout d'un certain nombre de réunions où
l'on se sent frustré, écrire un livre est un bon moyen de
se soigner, de se délivrer de sa haine.
00h00.com : Mais justement, ce côté affectif que l'on
ressent beaucoup dans le livre, ne pensez-vous pas que vous y auriez gagné
en laissant passer un peu de temps, pour avoir un peu plus de recul, pour
digérer un peu tout cela ?
Frédéric Beigbeder : Oui, peut-être, effectivement,
il n'y a peut-être pas tellement de distance mais en même temps
cette révolte m'a servi de moteur, d'énergie. C'est plutôt
pas mal d'avoir quelque chose qui vous énerve quand vous écrivez
puisque cela donne peut-être un style plus enlevé, une sorte
de bouillonnement.
00h00.com : Mais pour le lecteur cela ne fait-il pas un peu «
guerrier », très offensif en tout cas ?
Frédéric Beigbeder : Oui, c'est une déclaration
de guerre. J'aime bien les livres comme cela en fait ; j'aime bien les
pamphlets et l'écriture incisive.
Références
00h00.com : À ce propos justement, quelles sont vos références
en littérature ?
Frédéric Beigbeder : Je pense qu'on pourra voir assez
clairement l'influence de gens comme Houellebecq ou Breat Eston Ellis qui
sont à mon avis en France et aux États-Unis, sont les romanciers
les plus novateurs, ils inventent un roman post-naturaliste assez violent,
assez brutal, disons, mais qui décrit la triste réalité
du monde actuel, c'est-à-dire d'un monde où il n'y a plus
que le pognon qui gouverne, le pognon et l'apparence. Chez Houellebecq
c'est plutôt les classes moyennes exploitées par l'entreprise
et la misère sexuelle, et puis chez Ellis le côté mode,
paraître, glamour, et la superficialité d'un monde où
l'on ne peut être décrit que par ses marques de vêtements
etc. J'ai essayé de mélanger toutes ces influences ...
00h00.com : Et des références plus éloignées
? Il y a toute une tradition dans la littérature...
Frédéric Beigbeder : Je suis un fanatique de la littérature
américaine, j'aime donc beaucoup Fitzgerald, Hemingway, Charles
Bukowski plus récemment. En France, je me situe plus dans une veine
hussarde. J'aime bien les stylistes c'est-à-dire pas seulement Limier,
Blondin mais aussi Vialatte, Jules Renard. Pour moi, Jules Renard, c'est
le premier hussard. Il avait vraiment des formules qui claquent, des formules
très brillantes. En même temps c'était un autobiographe,
il a écrit son journal intime. C'est vraiment un des très
grands chefs-d'œuvre du début du siècle. Mais c'est très
difficile parce que lorsque l'on donne ses influences, on a l'air de se
considérer leur égal, ce qui n'est pas du tout mon cas. Voilà
ce sont les gens que j'admire.
Une autobiographie ?
00h00.com : Quel rapport entretenez-vous avec Octave, l'anti-héros
de votre roman ?
Frédéric Beigbeder : Au début, je voulais vraiment
le rendre antipathique et puis, quand on commence à passer du temps
avec un personnage, on finit par s'attacher, c'est comme avec un être
humain, et Octave, c'est un peu moi dans ce métier mais à
la puissance 1000. Il est beaucoup plus drogué que moi, beaucoup
plus riche que moi, beaucoup plus désagréable, beaucoup plus
mégalo, beaucoup plus talentueux et beaucoup plus courageux aussi
puisqu'il fait des choses que moi, je n'ose pas faire dans la vie mais
c'est à cela aussi que servent les romans puisque cela permet de
raconter des choses qu'on ne fait pas forcément dans la vraie vie.
Moi, j'aime bien les personnages de looser ou de mégalo parce que
ce sont des gens qui ne sont pas ennuyeux. Moi, je trouve que c'est très
important de ne pas être ennuyeux quand on écrit un bouquin.
Surtout que, en tant que critique, j'en lis tellement de chiants que quand
moi, j'en écris un, j'essaie qu' au moins, il soit vivant.
00h00.com : Dans votre livre, on a l'impression qu'Octave, le personnage
principal est victime du système. Si votre livre est un défouloir,
n'est-il pas également un moyen de retourner la situation, un moyen
d'accuser pour ne plus être victime ?
Frédéric Beigbeder : Oui, peut-être mais je n'ai
pas de réponse. C'est un livre qui pose des questions et auxquelles
je n'ai pas forcément toutes les réponses. La situation dans
laquelle on est condamné à vivre depuis la chute du mur de
Berlin, ce monde où tout est géré par le fric, et
uniquement le fric, sans idéal, sans utopie, sans Dieu, sans rien
d'autre... ce serait ça le bonheur ! Je pense que non, je pense
qu'en fait tout le monde est malheureux dans ce monde-là. C'est
cela qui est terrible ! Des gens comme Viviane Forrester, José Bové,
Pierre Bourdieu vous disent beaucoup de mal du monde actuel mais ils n'ont
pas d'alternatives à vous proposer. Et cela je crois est une première
dans l'histoire de l'humanité. Ce n'est que depuis le XXème
siècle que l'on vous dit : il n'y a plus de Dieu , il n'y a plus
que l'argent. Il faut donc avoir un revenu mensuel le plus élevé
possible, coucher avec des mannequins, acheter une Ferrari... Et c'est
cela le bonheur ! Moi, je ne crois pas. J'ai l'impression que non. C'est
un roman là-dessus. La littérature est un des derniers endroits
où il n'y a pas de pub. On peut écrire beaucoup plus librement
dans un livre que dans un journal ou à la télé qui
sont financés par la publicité.
00h00.com : Ce livre est-il uniquement pour vous, comme l'indique
la quatrième de couverture, un livre moral (pour 99 francs seulement)
? N'est-il pas également un requiem de l'innocent ( «
je suis ce que l'époque a fait de moi »). Responsable mais
pas coupable ?
Frédéric Beigbeder : C'est une jolie formule que celle
de Calaferte ! Octave comme moi, se plaint sans arrêt et en même
temps, il ne bouge pas tellement. C'est le cas de la plupart des gens aujourd'hui.
On se plaint mais on continue d'accepter les choses ; quand on voit, par
exemple, un SDF crevant dans la rue, on lui donne une pièce pour
l'oublier très vite ou alors on accélère le pas et
dans le métro, quand il y en a trois ou quatre qui passent, le quatrième,
on ne lui donne plus rien. Ceci ne veut pas dire que je sois comme tout
le monde mais je crois qu'on est tous des gens un peu naïfs, un peu
impuissants et j'ai l'impression que quand on fait ce métier de
publicitaire, on est sans arrêt confronté à une dilution
des responsabilités qui fait que quand vous n'êtes pas d'accord
avec quelque chose, qui vous allez voir ? Aujourd'hui dans le monde tel
qu'il est , qui va-t-on voir pour se plaindre ? Pas les hommes politiques
puisqu'ils disent que ce n'est pas eux qui gouvernent mais l'argent et
les multinationales. Alors on va voir qui ? les multinationales ? Il y
a tellement de monde, on va voir qui Bill Gates ? On va voir Bernard Arnaud
? Qui gouverne ? C'est cela qui fait que la révolution est impossible
et c'est ce qui me semble très inquiétant et catastrophique.
D'où l'idée dans le livre de la bande de rebelles non pas
sans cause mais sans conséquence, qui se retrouve à Miami
pour rendre visite à une retraitée de Floride, actionnaire
des fonds de pension . Sans cesse aujourd'hui, dans les discours de l'ultra-gauche,
on nous parle des fonds de pension américains comme si c'était
cela le bouc émissaire. Ce n'est pas parce qu'on prendra en otage
une ou deux petites vieilles qu'on changera le monde, c'est vraiment la
partie un peu théorique du livre. Il n'y a pas que cela, car c'est
aussi un livre sur la paternité, sur la mort, mais il me semble
que cet espèce de monde sans porte de sortie m'angoisse beaucoup
et je crois que je ne suis pas le seul.
Rhétorique
00h00.com : Vous conjuguez plusieurs facettes : publicitaire, critique
littéraire, écrivain. Cela influence-t-il votre écriture
d'exercer ces différentes activités en parallèle ?
Par exemple dans votre livre, on sent très fortement le sens de
la formule, notamment publicitaire.
Frédéric Beigbeder : Oui, ces dix années dans
la publicité m'ont appris à aimer les formules et les phrases
qu'on retient. En même temps c'est peut-être un danger, il
ne faut pas trop en faire, il ne faut pas tomber dans le systématique
qui est pénible à lire et qui fait même oublier l'histoire.
S'il ne reste plus qu'une suite d'aphorismes, c'est dangereux, c'est vrai...
00h00.com : Vous ne vous sentez pas un peu contaminé par la
pub ?
Frédéric Beigbeder : Et bien justement, j'ai écrit
ce livre pour essayer de m'en débarrasser ! Mais c'est quand même
bien d'avoir un métier. Souvent les écrivains, notamment
en France, ont tendance à se regarder le nombril. Quand ils parlent
de quelque chose, ils en parlent sans vraiment le connaître, un peu
de l'extérieur. Cela m' intéresse d'être dans une entreprise
et de vivre la vraie vie des gens qui vont le matin dans un bureau, qui
ont la machine à café, les pots de départ, tout cela..
et les réunions avec des cons...(rires). Je pense qu'un romancier
doit aussi vivre des choses vraies. De ce point de vue-là, c'est
plutôt pas mal d'avoir passé tout ce temps dans des entreprises
américaines un peu aliénantes. Et d'ailleurs je continue
puisque je suis sur Paris Première. Peut-être que la génération
d'avant considérait qu'il fallait critiquer les choses sans y participer.
Aujourd'hui on voit des gens comme Virginie Despentes qui fait un long
métrage, ou Pierre Carles qui fait des documentaires... Le fait
d'être à la télévision ou écrire dans
Voici est pour moi une manière de participer au système tout
en le dénonçant. Cela m'intéresse d'être dedans
parce que j'aime bien avoir les mains dans le cambouis. Je crois que c'est
trop facile de dire que tout est pourri sans essayer d'en faire parti pour
changer les choses tout simplement.
00h00 : C'est dans le même esprit ces jeux de mots-contrepèteries
« C'était à Mega Rail, faubourg de partage etc...
» ?
Frédéric Beigbeder : Oui, cela n'est pas d'une très
grande finesse mais c'est vrai qu'il y a beaucoup d'outils dans la communication
publicitaire, il y a le jeu de mots, il y a les répétitions,
il y a les homophonies, les allitérations . Dans la pub, on apprend
la rhétorique sur le tas. Il y a un goût pour ce genre de
choses . C'est un jeu, le danger c'est d'en faire trop . Il ne faut pas
en faire trop mais dans un livre qui est sur ce sujet là je n'allais
quand même pas me retenir, c'était l'occasion ou jamais d'en
faire plein, j'espère que ce n'est pas saoulant mais c'est vrai
que c'est un métier assez curieux d'ailleurs, on peut vendre à
un client un slogan totalement creux simplement en le tournant d'une certaine
manière :« Ce n'est pas parce que ceci qu'on va faire
cela ». Souvent les phrases publicitaires ont l'air très brillantes
et quand vous les regardez de plus près, cela ne veut rien dire,
tout est dans la forme. Il y a eu la tendance calembour qui est un peu
passée de mode, aujourd'hui la tendance c'est de faire des figures
de syntaxe un peu originales et donc au lieu de dire : achetez cela, on
dit « si vous achetez ça, vous allez être comme
ceci ». Après cela passe dans le langage courant et puis c'est
démodé, à ce moment-là les publicitaires sont
déjà passés à autre chose ; ce qui est intéressant
dans le fait d'écrire un roman sur la pub, c'est que c'est aussi
un roman sur le langage. La pub est non seulement une arme mais aussi un
discours et un langage. Faire un livre écrit sur un discours écrit,
qui joue avec les mots, c'est assez intéressant. Dans le livre,
il y a beaucoup de formules publicitaires appliquées à la
vraie vie . A un moment donné, Octave parle à une fille et
lui dit :« regarde moi dans les yeux, j'ai dit les yeux »qui
est le slogan d'une pub que j'avais faite pour Wonderbra, c'est tout ce
côté pub intégré au roman qui était une
chose nouvelle. C'est assez curieux pour un écrivain qui est en
même temps rédacteur d'écrire un roman sur la pub,
comment faire pour utiliser les mêmes mots que la pub tout en la
dénonçant ? Quel challenge ! comme dirait Francis Bouygues.
00h00 : Mais quelle est la limite entre « ne pas être
ennuyeux » et faire du divertissement ?
Frédéric Beigbeder : C'est dangereux effectivement. Moi,
ce que j'aime, c'est divertir, c'est qu'on rigole à mes blagues
et qu'à un moment, le rire se fige et que l'on s'interroge, que
l'on ait un peu honte d'avoir ri. A mon avis, dans ce livre, au début,
on se marre et après on est gagné par une sorte de cafard
monstrueux ; c'est un livre que je trouve très déprimant,
en tout cas dépressif.
Littérature et publicité
00h00.com : Dans votre livre, vous dites pourtant avoir essayé
de lutter ...
Frédéric Beigbeder : Ce n'est pas possible, oui, c'est
vrai, en tout cas dans la pub. Dans la pub, c'est vraiment David contre
Goliath, mais c'est toujours Goliath qui gagne. De toute façon c'est
un livre sur l'impossibilité de l'engagement aujourd'hui. Tous les
personnages, que ce soit Octave, Marronnier, ou Charlie veulent tous s'échapper
mais ils sont prisonniers et ne s'échapperont jamais. Je crois que
c'est la situation de tout le monde aujourd'hui en Occident. On est tous
confronté à cela, on crache tous dans la soupe qui nous fait
vivre. Je ne vois pas de porte de sortie. J'ai l'impression que l'on vit
sur une planète qui a tellement rétréci aujourd'hui
qu'il n'y a plus d'extérieur au monde actuel, plus d'alternative.
C'est un livre là-dessus : un roman engagé sur l'impossibilité
de l'engagement.
00h00 : N'y-a-t-il donc rien après la pub ?
Frédéric Beigbeder : Moi, maintenant, je suis critique
littéraire, je suis très heureux d'être payé
pour lire des livres et en parler. Une fois de temps en temps, j'en écris
un dont on est obligé de dire du bien car je suis critique littéraire
et que je suis très méchant, les gens ont donc très
peur (rires) c'est très confortable comme situation ! Mais ce qui
m'intéresse aussi dans la littérature, c'est que c'est un
des derniers endroits où justement il n'y a pas de pub et où
justement on peut écrire plus librement, beaucoup plus librement
que dans un journal ou à la télé qui sont financés
par la publicité.
00h00.com : Justement, à ce propos, pensez-vous, comme vous
le proposez ironiquement dans votre livre, que la création littéraire
fera bientôt l'objet d'encarts publicitaires ?
Frédéric Beigbeder : Vous savez, Andy Warhol a fait rentrer
la lessive Brillo dans les musées , et même dans les SAS,
Malko boit du Taittinger, ils vendent les goûts de Malko à
des annonceurs... Mais plus sérieusement, non, bien sûr. Pour
moi, le livre est le seul endroit préservé, c'est un peu
comme le village d'Astérix, tout l'univers est envahi par la pub
même les téléphones portables, même Internet,
puisque vous avez des bandeaux publicitaires etc... Le seul endroit où
il n'y a pas de pub, c'est encore le livre et j'espère que cela
va durer mais effectivement c'est inquiétant.
00h00 : Mais n'est-ce pas paradoxal, vous venez de nous dire que
la littérature est le seul endroit préservé et....
Frédéric Beigbeder : Oui mais c'est aussi un jeu de ma
part pour montrer que je suis lucide sur ma révolte et je me rends
bien compte que le danger des révoltes c'est d'être recyclé
... Pour dénoncer la civilisation du pognon, je crois que c'est
bien de mettre carrément un prix sur une œuvre d'art aussi pour
dire : voilà ce qui nous attend ! Je suis toujours frappé
de voir, par exemple, que quand une fille a le choix entre acheter une
paire de pompes à 200 francs chez Monoprix et la même chez
Prada à 3000 francs, elle préfère souvent on acheter
celle à 3000 francs . Finalement la nana n'achète pas la
paire de chaussures mais elle achète les 3000 francs. Souvent les
choses sont devenues leur prix, c'est un phénomène qui est
assez curieux. Voilà, c'est un livre qui est vendu 99 francs, sauf
chez vous et c'est son titre.
00h00 : Comme vous le dites dans votre livre, la plus grande force
de la pub, c'est de faire croire qu'on est libre ...
Frédéric Beigbeder : Exactement mais aujourd'hui les
publicitaires sont beaucoup plus malins qu'à l'époque de
Séguéla puisqu'ils sont absents, ils se cachent, ils ne passent
pas à la télé et les publicitaires français
les plus importants comme Christophe Lambert ... ce sont des gens qui ont
compris qu'il fallait rester dans l'ombre et c'est aussi pour cela que
je donne leur nom et leurs marges brutes dans le livre.
00h00.com : Octave écrit cette dénonciation de l'univers
de la publicité pour se faire virer, la démission ne lui
permettant pas d'être libre (dans une adéquation fric = liberté).
Comble de l'ironie, Octave pense même être augmenté
par des patrons qui incitent à la provocation (dans une adéquation
provocation = création). Vous ne dites pas dans votre livre ce qui
a bien pu arriver à Octave...
Frédéric Beigbeder : Et bien, à la fin, il est
quand même promu, il est nommé directeur de création,
il est donc augmenté, etc... Cela se termine mal pour lui mais finalement,
il a été totalement recyclé. J'étais très
inquiet de cela au moment de la parution du livre ; si j'allais être
rendu inoffensif par une récupération du milieu ... Apparemment,
ce n'est pas du tout ce qui est en train de se passer, ils le prennent
très mal. C'est intéressant, cela prouve qu'ils sont humains
mais en même temps, je m'attendais à ce qu'ils soient beaucoup
plus manipulateurs et beaucoup plus nihilistes. En fin de compte ils considèrent
cela comme un acte de haute trahison, ce qui est plutôt sain.
00h00 :Qui cela, Les publicitaires ou les annonceurs qui ont été
plutôt maltraités dans le livre ?
Frédéric Beigbeder : C'est une précaution vis-à-vis
des annonceurs, parce que le vrai ennemi, c'est les annonceurs, c'est Loréal,
Nestlé, Colgate, Danone, etc.toutes ces marques Pour moi, c'est
eux les gens dangereux, c'est eux qui ont le fric et qui je crois, bénéficient
d'une impunité totale. Ça c'est une chose marrante aussi
: en droit constitutionnel, quand on a du pouvoir, on doit avoir une responsabilité
devant les électeurs. Le Président de la République
quand il est élu, s'il fait une connerie, il est pas réélu
etc.c'est ce qu'on appelle la responsabilité. Aujourd'hui dans le
pouvoir actuel qui n'est plus celui-là, mais le pouvoir de Loréal,
tous ces gens-là prennent des décisions tous les jours en
toute irresponsabilité et c'est une chose très curieuse aussi.
Pourquoi est-ce qu'on ne demande jamais des comptes à ces gens-là
? Le seul compte qu'ils ont à rendre, c'est d'avoir des bénéfices
à la fin de l'année et de satisfaire leurs actionnaires ;
ça veut dire qu'il faut que leurs produits se vendent, mais il n'y
a aucune instance qui vient leur demander des comptes : vous ne pensez
pas que vous avez un peu pollué les esprits et la nature, que vous
avez influencé la société dans le mauvais sens, etc.
Il y a un vide juridique, il faut de nouvelles lois et c'est assez bizarre.
Quand un cinéaste fait un long métrage, il ne sait pas si
cela va marcher, le publicitaire, lui sait que cela va toujours marcher
parce que avec un plan média et suffisamment de pognon, le film
sera vu par 80 % des français. Tout le monde le sait et à
ce discours-là personne n'a le droit de répondre. C'est un
discours totalitaire. Vous pouvez parler, dire à 80 % du public
d'acheter tel ou tel truc et personne n'a le droit de répondre.
C'est impressionnant d'avoir un tel pouvoir sans aucune démocratie,
aucune responsabilité. Au début, c'est plutôt marrant
d'écrire une phrase et de la voir sur tous les murs de toutes les
gares dans tout le pays, parfois même dans toute l'Europe, c'est
assez excitant. Jamais aucune de mes phrases ne sera diffusée à
une telle échelle et même si mon livre se vend très
bien, il n'y aura pas 80 % des français qui l'auront lu. C'est assez
jouissif au départ, c'est vrai, il faut le reconnaître. Au
fil des années avec la frustration qui s'accumule, on s'interroge
et on culpabilise. C'est vrai que c'est aussi le livre d'un mec qui se
sent coupable de quelque chose de pas bien. Il se dit : «
au fond il y a un truc qui cloche là-dedans ». (rires)
00h00.com : Question subsidiaire, un slogan pour 00h00 ?
Frédéric Beigbeder : Je ne sais pas, 00h00, vous pouvez
lire 24 heures sur 24. Vous voyez j'en ai tellement marre de faire cela
mais vous savez en général, on a 15 jours. Donc on se rappelle
dans 15 jours et je vous propose la baseline qui tue ...(rires)
Une troisième guerre mondiale ?
00h00.com : Vous parlez de troisième guerre mondiale, en matière
de prospective justement, que dirait le spécialiste de la pub ?
Frédéric Beigbeder : On m'a appris en classe de physique,
que la nature a horreur du vide, et bien la politique aussi a horreur du
vide et donc en l'occurrence, elle a été remplacée
par l'économie et donc par la pub ; la pub aussi a peur du vide
et partout où elle peut s'incruster, dans votre boîte aux
lettres, dans les taxis, dans les avions, dans les ascenseurs, et même
dans les cafés maintenant, il y a des tables transparentes avec
des pubs. C'est donc une sorte de bloc qui envahit tout l'espace resté
libre et pour le moment, touchons du bois, il n'y a que le livre qui est
épargné. C'est pour cela que cela m'a amusé d'écrire
un roman entrecoupé par des fausses publicités pour la drogue,
pour la prostitution, pour la mort...
00h00.com : Et pourquoi avoir terminé votre roman par une
liste de slogans qui justement là envahit tout l'espace du livre.
Frédéric Beigbeder : Oui, c'était cela l'idée...
00h00.com : N'est-ce pas une manière de dire que la pub a
toujours le dernier mot et qu'on ne s'en sortira jamais ?
Frédéric Beigbeder : Oui, c'est très pessimiste.
C'est dans la logique de l'histoire et du récit, les personnages
sont tellement prisonniers de leur mode de vie et des désirs qu'on
leur a inculqués qu'ils finissent par... je ne vais pas raconter
la fin mais cela se finit très mal. Oui, la pub a toujours le dernier
mot et le titre du livre montre que j'ai une certaine lucidité sur
l'aspect produit même d'un livre. Aujourd'hui un livre est lancé
comme un yaourt avec de la promotion dont vous faites partie et on n'a
même plus besoin de trouver un titre, il suffit de mettre le prix
dessus.
00h00.com : Dans ce livre, vous décrivez la pollution et la
politique comme une pollution ; les annonceurs utilisent un vocabulaire
de guerre, etc. Comment peut se terminer cette troisième guerre
mondiale ?
Frédéric Beigbeder : La seule solution c'est qu'il y
ait un désastre écologique majeur, qu'on prenne vraiment
conscience à l'échelon mondial, que l'ONU ou une organisation
de ce type se mette à avoir du pouvoir et dise stop ou bien alors
il faut une prise de conscience générale, que tout le monde
se mette à brûler son téléphone portable, à
casser sa télévision, détruire sa carte de crédit,
mais ce n'est pas seulement un petit groupe de gens, il faut que ce soit
tout le monde et à ce moment-là on supprime les bagnoles,
on supprime l'argent et on refonde une économie sur le troc peut-être...
je ne vois pas cela arriver tout de suite. Cela dit, il y a quand même
des raisons d'espérer quand on voit comment l'Union Soviétique
a fait sa révolution sans effusion de sang ; Gorbatchev qui a dit
: « on arrête ». On peut supposer que dans dix
ou quinze ans, la machine purement économique de la société
de consommation va s'arrêter, que les gens vont en avoir marre, vous
savez, c'est une théorie de Gébé dans une bande dessinée
intitulée l'an 01. Gébé décrit un monde où
les gens font un pas de côté, c'est-à-dire qu'au lieu
d'aller travailler, ils n'y vont pas... Tout s'arrête, plus personne
ne va au bureau et les gens en ont marre. C'est une chose que Houellebecq
a bien montré dans Extension du domaine de la lutte, l'absurdité
de la vie d'un cadre aujourd'hui, ou d'un employé de bureau. Cela
a été raconté très souvent mais j'ai l'impression
qu'avec l'arrivée d'Internet et des nouvelles technologies, on n'a
plus besoin d'aller dans un bureau pour se faire chier toute la journée
avec des kapos qui vous donnent des ordres, peut-être que tout cela
va amener des changements dans le mode de vie ; ce serait souhaitable ;
Je suis assez pessimiste car j'ai l'impression qu'il faut une explosion
pour qu'on prenne conscience... La pollution n'est pas que physique, il
y a les déchets radioactifs, etc. La vache folle mais il y a aussi
la pollution des esprits qui est beaucoup plus grave. J'ai fait lire mon
roman à des publicitaires, et quand ils voulaient le contredire,
ils disaient « mais t'exagères, la publicité
aujourd'hui c'est inoffensif, les gens s'en foutent ». Je pense qu'on
croit tous s'en foutre, y échapper, on pense tous que ça
ne concerne que les autres et pas nous. C'est faux car cela a vraiment
tendance à nous influencer, à créer des désirs,
des besoins artificiels, etc. et quand bien même on est persuadé
d'être libre, c'est tellement omniprésent ... On est en train
de faire ses courses, et on ne peut pas s'empêcher de vouloir ce
qu'on nous a dit de vouloir.
Le clip littéraire
00h00.com : Parmi les auteurs de la rentrée littéraire,
vous êtes le seul publicitaire ou ex-publicitaire, quel regard portez-vous
sur cette aventure des clips littéraires ?
Frédéric Beigbeder : Je suis très favorable à
la publicité pour le livre, je trouve que c'est complètement
stupide qu'on ait le droit de faire la pub pour les disques et les jeux
vidéo et pas pour les livres. Pour moi justement, étant donné
que la pub est une arme, il faut s'en servir pour défendre ce qu'on
aime, et donc la littérature. Sinon pour mon clip précisément,
je me suis amusé avec un ami qui s'appelle Thierry Gounaud et qui
a réalisé le film, à concevoir une anti-publicité.
C'est un peu comme dans American Beauty, il y a un couple modèle
qui se réveille en souriant : tout va bien, il prend son petit déjeuner,
etc. et puis, à la fin, il y a quelque chose qui cloche...
00h00.com : Pour vous, un clip littéraire, c'est donc une
publicité ?
Frédéric Beigbeder : Oui, nous on s'est amusés
à en faire presque une pub parce que je crois que ça fait
30 ou 40 secondes, on n'a pas voulu faire un court métrage...
00h00.com : Et cela ne vous gênerait donc pas que cela soit
diffusé à l'intérieur d'un spot publicitaire comme
une pub pour une lessive ?
Frédéric Beigbeder : Non, car je suis partisan d'utiliser
l'arme de l'ennemi contre lui-même. Il y a d'ailleurs une association
au Canada, les « Adbusters » qui regroupe d'anciens créatifs
publicitaires qui s'amusent justement à faire des publicités
très violentes contre la voiture, contre toutes sortes de produits,
contre Mac Donald. C'est très drôle de voir des campagnes
de pub qui dénigrent la pub. Il y a une antenne française
des Adbusters " qui est basée à Lyon, ils ont fait un journal
intitulé Casseurs de pub, et c'est formidable. Un jour, Jacques
Séguéla est venu à Rive Droite Rive Gauche et je lui
ai offert Casseur de pub. Dedans, il y avait une pub Citroën et lui,
il a le budget de Citroën depuis toujours. Il y avait écrit
:« Un constructeur sort ses griffes » qui est le slogan
de Citroën sauf que là, on voyait une femme défigurée
avec les bribes d'un pare-brise qui lui avait explosé dessus, un
pare-brise de bagnole bien sûr. Séguéla a eu une drôle
de réaction, je trouve que c'est assez marrant, il ne faut pas être
timide par rapport à la publicité, au contraire... Ce qui
les énerve dans mon cas particulier, c'est que je n'étais
pas mauvais dans mon domaine, j'avais reçu des Lions à Cannes,
des prix de directeur artistique, l'équivalent des Césars
de la pub et pour eux, j'étais plutôt un bon élément,
je n'étais pas un ringard qui se venge parce qu'il est aigri. Je
suis plutôt un type sur lequel ils misaient et qui tout d'un coup,
pète les plombs et leur dit merde, c'est beaucoup plus embêtant...(rires)
00h00.com : Mais est-ce que cet espace (la littérature) un
peu préservé ne risque pas d'être lui aussi contaminé
s'il est mélangé à d'autres choses ?
Frédéric Beigbeder : Si c'est pour défendre le
livre sur le terrain où il y a les autres produits, moi je suis
plutôt pour. Après, qu'il y ait de la pub dans les livres,
là ça me gênerait que la littérature soit contrôlée
par les marques comme le reste...
00h00.com : N'y a-t-il pas un risque d'assimilation un peu dangereux
?
Frédéric Beigbeder : J'ai l'impression que la littérature
n'est pas en bonne santé, il ne faut donc pas hésiter à
utiliser tout ce qu'on peut faire pour défendre cet art menacé.
À moins qu'on devienne une bande d'écrivains maudits reclus
dans des grottes, ce qui est possible aussi, ça commence déjà
d'ailleurs puisque J.D. Sallinger, qui est pour moi le plus grand écrivain
américain, vit dans une cabane au fond d'un bois, depuis 50 ans,
et il ne parle à personne. C'est un autre choix. Moi, je suis davantage
pour l'agitation tous azimuts, ce qui n'empêche pas qu'on puisse
avoir un discours radical. C'est plus confortable comme mode de vie que
d'être dans une cabane. Il faut le reconnaître, je n'ai pas
le courage d'aller vivre dans une cabane ou dans un monastère. Comme
je n'ai pas le courage, je préfère passer à la télé
et faire du bruit en espérant quand même que ce soit pour
la bonne cause. De toute façon, si on y est pas, quelque part, on
laisse aussi la place à la lessive en permanence.
00h00.com : Mais ne serait-il pas plus « noble »d'avoir
un espace dédié puisque de toute façon, ce n'est pas
le même format ?
Frédéric Beigbeder : Il faut faire les deux, il faut
qu'il y ait des espaces, des Arte, un service public, des sites littéraires.
Tout cela est très important, il faut être partout, il ne
faut pas avoir envie de garder les mains propres, on ne peut pas, il faut
mettre les mains dans le cambouis et tant pis si cela nous éclabousse.
D'ailleurs, je suis surpris qu'il n'y ait pas de chaîne littéraire,
il devrait y avoir une chaîne qui soit dédiée au livre
sur le câble. Cela prouve bien que tout le monde s'en fout des livres...
(rires)
00h00.com : Et la diffusion à la télé, est-ce
un rêve ? Les clips sont-ils cantonnés à Internet ?
Frédéric Beigbeder : Moi, je crois qu'il faudrait qu'ils
passent à la télévision. Je suis pour que le mien
passe à la télévision. C'est peut-être déjà
possible dans le cadre d'émissions où l'auteur est invité
et puis à terme, je serai favorable à la légalisation
de la pub : je veux dire pourquoi aurait-on le droit de faire de la publicité
pour un débouche-chiottes et pas pour un livre, quelque part ce
n'est pas très normal. Alors il y a beaucoup de gens qui ne sont
pas d'accord avec moi et d'ailleurs cela m'ennuie beaucoup d'être
d'accord avec Bernard Fixot là-dessus, je ne suis d'accord sur rien
avec lui, sauf sur çà. Entre deux mauvaises solutions, la
plus mauvaise est d'être absent, en espérant bien sûr
que cela ne déteigne pas sur le contenu des livres. Il y aura sans
doute une série de livres formatés et marketés mais
il y aura peut-être d'heureux succès. De temps en temps, il
y a des succès très étonnants, le succès par
exemple, d'un recueil de nouvelles comme celui d'Anna Gavalda, le roman
d'Emmanuel Carrère. Il y a des choses de qualité qui se vendent,
Dieu merci cela arrive. C'est rare mais cela arrive. Il y a toujours ce
problème quand on veut changer les choses de devoir rester propre
; je respecte la critique extérieure du type Pierre Bourdieu, Guy
Debord, etc. mais je pense quand même qu'il en faut une qui vienne
de l'intérieur, il faut les deux.
00h00.com : Ce qui me gêne beaucoup, c'est que la diffusion
à l'intérieur d'un spot puisse entraîner des dérives
vers des choses un peu pauvres alors que la forme est originale et intéressante...
Frédéric Beigbeder : Oui, mais il faut peut-être
effectivement créer une chaîne de clips littéraires,
pourquoi pas ? Ce serait intéressant...
00h00.com : En tant qu'homme de pub, quelle différence faites-vous
entre un film publicitaire et un clip littéraire ?.
Frédéric Beigbeder : le clip littéraire, c'est
un peu comme un clip musical de MTV, on a un peu plus de place, un peu
plus de temps et on peut donner un climat, une atmosphère... C'est
peut-être moins bassement vendeur. Dans un spot de pub, il faut une
accroche, une chute et on est obligé de privilégier un seul
angle. Dans le cas du mien, c'est l'absurdité du mode de vie contemporain,
d'un couple complètement aliéné, on a simplement choisi
de montrer une des facettes. J'ai l'impression d'être le seul à
trouver que la situation est grave mais pas désespérée.
(rires)
00h00.com : Pour vous le clip littéraire est une forme intéressante
et qui peut fonctionner auprès du public ?
Frédéric Beigbeder : Dans la mesure où les gens
n'ont plus le temps de lire et où les critiques littéraires
ne sont plus lus, je suis bien placé pour le savoir, ma bonne dame,
que reste-t-il comme espace pour les livres ? Les émissions littéraires
comme Bouillon de culture, c'est bien ; la presse aussi mais effectivement,
si on crée un nouveau support, un nouveau mode d'expression, cela
peut être intéressant ; il ne faut pas que cela devienne un
ghetto ni une sorte de truc un peu « cheap » par faute
de moyens, le risque est là. On va voir, c'est intéressant,
tout cela est tellement nouveau, on ne sait pas si cela va durer une saison
ou plus.
Propos recueillis
par Marjorie Marlein et Isabelle Allard
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